Chris Marker sur Vertigo, in Sans Soleil
transcription



Animation de John Whitney pour le générique de Saul Bass, Vertigo (1958)




"Il m'écrivait qu'un seul film avait su dire la mémoire impossible,
la mémoire folle,
un film d'Hitchcock,
Vertigo.
Dans la spirale du générique,
il voyait le temps qui couvre un champ de plus en plus large
à mesure qu'il s'éloigne.
Un cyclone dont l'instant présent contient, immobile, l'oeil.
Il avait fait le pèlerinage à San Francisco,
de tous les lieux de tournage,
le fleuriste Podesta Baldocchi où James Stewart épie Kim Novak,
lui le chasseur, elle la proie, ou bien était-ce l'inverse.
Le carrelage n'avait pas changé.
Il avait parcouru en voiture toutes les collines de San Francisco,
où James Stewart / Scottie suit Kim Novak / Madeleine.
Il semble être question de filature, d'énigme, de meurtre,
mais en vérité il est question de pouvoir et de liberté, de mélancolie et d'éblouissement,
si soigneusement de côté à l'intérieur de la spirale qu'on peut s'y tromper
et ne pas découvrir que ce vertige de l'espace signifie en réalité le vertige du temps.
Il avait suivi toutes les pistes jusqu'à la mission Dolorès,
où Madeleine venait prier sur la tombe d'une femme morte depuis longtemps,
et qu'elle n'aurait pas du connaître.
Il avait suivi Madeleine comme Scottie l'avait fait,
au Musée de la Légion d'Honneur, devant le portrait d'une femme morte qu'elle n'aurait pas du connaître.
Et sur le portrait, comme dans la chevelure de Madeleine, la spirale du temps.
Le petit hôtel victorien où Madeleine disparaissait avait disparu lui-même.
Le béton l'avait remplacé, à l'angle de Diengo.
En revanche, la coupe de séquoia était toujours à Melrose.
Madeleine y montrait la courte distance entre deux de ses lignes concentriques qui mesurent l'âge de l'arbre et disait : ma vie a tenu dans ce petit espace.
Il se souvenait d'un autre film où ce passage était cité,
le séquoia était celui du jardin des plantes à Paris,
et la main désignait un point hors de l'arbre, à l'extérieur du temps. *
Le cheval peint de San Juan de Bautista, son oeil qui ressemblait à celui de Madeleine.
Hitchcock n'avait rien inventé, tout était là.
Il avait couru sous les arches de la promenade de la mission, comme Madeleine avait couru vers sa mort. Mais était-ce la sienne ?
De cette fausse tour, la seule chose qu'Hitchcock ait rajoutée, il imaginait Scottie s'en prendre à la folie de l'amour même.
Dans l'impossibilité de vivre avec la mémoire, autrement qu'en la faussant, inventant un double à Madeleine, dans une autre dimension du temps, une zone qui ne serait qu'à lui.
Et d'où il pourrait déchiffrer l'indéchifrable histoire qui avait commencé à Golden Gate quand il avait retiré Madeleine de la baie de San Francisco, quand il l'avait sauvée de la mort avant de l'y rejeter. Ou bien était-ce l'inverse ?
À San Francisco, j'ai fait le pèlerinage d'un film vu 19 fois."





* "Plus tard, ils sont dans un jardin. Il se souvient qu'il existait des jardins. Elle l'interroge sur son collier, le collier du combattant qu'il portait au début de cette guerre qui éclatera un jour. Il invente une explication. Ils marchent. Ils s'arrêtent devant une coupe de séquoia couverte de dates historiques. Elle prononce un nom étranger qu'il ne comprend pas. Comme en rêve, il lui montre un point hors de l'arbre. Il s'entend dire : "je viens de là..." Et y retombe à bout de forces."
(La Jetée)