Le court métrage serait-il au cinéma ce que la nouvelle est au roman ? Un précipité, une fulgurance, un jeu d’équilibre, un art de la concision ? Un mardi soir par mois au Cinéma Utopia, LES ÉPISODES vous proposent de vérifier cette hypothèse, palliant à la rareté de ce genre en soi dans les salles obscures, en dehors des festivals spécialisés. Il s’agit de réunir thématiquement des œuvres qui échappent aux modes de production et de diffusion conventionnels et d’explorer des archipels cinématographiques peu connus. Ce sont des films d’artistes et de cinéastes-plasticiens, des films-essais, des expérimentations couvrant une vaste étendue d’expressions et de pratiques audiovisuelles - de l’argentique au numérique, du cinéma d’animation au documentaire de création en passant par les infinies nuances de la fiction. Chaque séance présente une diversité de réalisations, mêlant films anciens et récents de toute nationalité, certains inédits en France, composant les chapitres d’un récit imaginaire au long cours.

MARDI 7 JUIN 2022 — 20H15
Cinéma Utopia
5 Place Camille Jullian, Bordeaux
Tarif : 7€ ou Ticket abonnement



Emmanuel Piton, photo de tournage de Utimas Ondas

ÉPISODE 4 / MÉMOIRES VIVES

— Ce n’est pas le temps qui passe mais nous qui le traversons, a dit un poète anonyme. Parfois le temps oublie certains de ses passagers qui se fondent dans le paysage avant de s’effriter ou de se consumer. Parfois les architectures de pierre retournent à l’état originel de fossiles. Parfois la peau des villes se desquame et tombe en poussière. Parfois une fine pellicule scarifiée, criblée - le film argentique, ce vitrail animé à la chimie instable - révèle ce qui subsiste de ces traces humaines que les temps modernes vouent à la destruction et à l’oubli. Mémoire individuelle et archives témoignent de la présence encore palpable d’un monde ancien, qui se cache pour survivre, dans les interstices des grandes villes comme dans les plis de vallées dépeuplées, ou encore au travers de traditions secrètes reliées à la nature-mère. Il s’agit ici de remonter le temps en quête d’une origine.

Ainsi, DA MORTE NACE A VIDA convoque la meiga rurale, "femme d'un certain âge", au "caractère irascible" et au "comportement incivique", "femme murmurante" et "affairiste" dont il faut se protéger de la "mauvaise activité", en d’autres termes la sorcière dans le folklore galicien, qui transfère ici ses pouvoirs ataviques à un disciple au cours d’un rituel macabre. Adrián Canoura actualise le symbolisme attaché à la pleine lune, métaphore éternelle de la vision et support de superstitions, par une invocation électronique aux puissances magiques de la nuit.

C’est également sous l’égide des sorcières, à moins qu’il ne s’agisse de facétieuses fées, que subsiste la légende ancestrale de ZUBIYE. Ce vieux pont de pierre, dont le nom évoque « le destin » et « la chance », a parcouru les siècles avant de finir oublié dans un interstice urbain dégradé, au milieu d’une zone industrielle. Íñigo Jiménez, recourant aux films Super 8 de sa grand-mère, dont l’appartement offrait un point de vue sur le pont, devient alors une sorte d’archéologue et réinvente par l’archive le vénérable monument.

Jorge Moneo Quintana a aussi recours à la manne des archives dans IN ICTU OCULI (begiak hesteko artean) pour évoquer l’impermanence de toute chose, fut-elle une majestueuse église, richement ornée, dont la destruction s’opère sous nos yeux, « en un clin d’œil », dans la ville de Vitoria-Gasteiz au pays basque espagnol. Une remarquable documentation photographique allant de 1910 à 1976 capte le processus inéluctable du réaménagement urbain. De façon irréversible, la pierre patinée par sept siècles est réduite en poussière, laissant progressivement place à des constructions modernes de béton. La gloire du monde est passagère, le spirituel s’efface au profit de la finance. Bientôt une idole de métal remplacera une vierge de pierre centenaire. La projection de ce film magnifique trouvera un écho particulier entre les murs du Cinéma Utopia, lui-même sis dans une ancienne église…

Enfin, avec ULTIMAS ONDAS, Emmanuel Piton nous emmène dans le nord de l'Espagne, dans la vallée de la Solana. Le grain et le scintillement de la pellicule 16mm teintent d'onirisme le voyage qui commence dans ces montagnes désertées. Trente ans que les villages se sont vidés de leurs habitants, happés par les villes, comme le raconte un berger au réalisateur. Un film de bout du monde, de fin d'un monde. Les voix se mêlent aux sonorités naturelles et instrumentales, les plans de paysages, de ciels se succèdent, gardant les accidents de prise de vue et les traces chimiques du développement. Le paysage est aussi vivant que ses rares occupants, qui ont fait le choix du retrait dans ce milieu à la beauté âpre et tragique.

Quatre films, dont émane une lumière fragile mais tenace, qui est l’éclat de la mémoire.

DA MORTE NACE A VIDA d’Adrian Canoura (Espagne / 2020 / Vidéo / couleur / 11 min.)
ZUBIYE d’Íñigo Jiménez (Espagne / 2020 / HD + Super 8 / couleur / 10 min.)
IN ICTU OCULI (begiak hesteko artean) de Jorge Moneo Quintana (Espagne / 2020 / HD / n&b + couleur / 15 min.)
ULTIMAS ONDAS d’Emmanuel Piton (France / 2018 / 16mm / n&b + couleur / 41 min. / VOSTFR)

— Cette séance a été présentée en octobre 2021 dans le cadre de la section Relampagos, co-programmée par Irene Bailo & Bertrand Grimault lors du 26ème festival Cinespaña à Toulouse.

_________________________________________________________________________________________

Durée totale du programme : 1h17

Gracias/Merci aux cinéastes de nous avoir confié leur film : Adrian Canoura, Íñigo Jiménez, Jorge Moneo Quintana, Emmanuel Piton. Merci également à Loïc Diaz Ronda et Alba Paz.
Un épisode réalisé en partenariat avec le Cinéma Utopia et le festival Cinespaña.

_________________________________________________________________________________________