ROBERT SMITHSON
(1938-1973)

Avant de tenter d'analyser l'approche novatrice de l'espace de Robert Smithson dans le contexte d'émergence de l'art minimaliste, il faut essayer de comprendre les nouvelles conceptions de l'espace qui apparurent durant les années 50 aux États-Unis.
Au cours de cette décennie, l'inauguration d'un vaste réseau autoroutier et l'exploration de zones situées au delà de la stratosphère terrestre révolutionnent le concept de l'espace. Les autoroutes - ou super highways - balafrèrent le paysage américain en donnant l'impression de réduire les distances. Mais par-delà le pare-brise défilaient une série de clichés visuels, avec les mêmes stations service, les mêmes aires de repos, les mêmes carrefours en trèfle, les mêmes motels. Une monotonie donnant l'impression de faire du sur-place, d'aller nulle part, une vision pas si éloignée de SUR LA ROUTE de Jack Kerouac, qui a mis un verre grossissant sur la frénésie de la traversée du territoire d'est en ouest et aller-retour, comme s'il s'agissait de traverser la rue pour aller boire un soda.
Ces autoroutes contractèrent visuellement les USA qui avaient semblé jusqu'alors s'étendre à l'infini.
L'exploration spatiale (cosmique) a aussi rétréci l'infini pour en faire un "vide congelé". Les satellites et fusées semblaient figés, faisant le tour de la terre suivant des tracés déterminés, un vide sans liberté, pas un nouveau Far-West.
Dans l'imaginaire de ces années 50 et 60, l'homme dans l'espace apparaissait immobile et vulnérable, au milieu de nulle part.
C'est du moins selon ce postulat que Smithson élabora sa pratique artistique, sur l'absence plutôt que la présence, sur les points de référence au lieu de surfaces sensuelles, dans la perspective d'interroger de façon obstinée le visible, de donner à voir le "non-visible", et jouant ainsi sur l'idée d'un déplacement mental, la vue (sight / site) renvoyant à la non vue (non sight / non site).

Avec "les monuments de Passaic", œuvre/narration publiée dans la revue Artforum en décembre 1967, Robert Smithson se promena aux alentours de sa maison natale à Passaic dans le New Jersey. Ville transformée en un couloir continu, semblable à un centre commercial, Passaic semble être un lieu de passage, sur lequel on jette un regard rapide et superficiel. Smithson l'examina attentivement à pied, dans le temps réel de la marche.
Les lieux d'élection de Smithson étaient les espaces industriels de la périphérie urbaine, les carrières abandonnées et les terrains vagues, des "non-espaces" qu'on appellerait aujourd'hui des "non-lieux", sans statut défini.
Les "non sites" de la fin des années 60 sont reconnus comme précurseurs de l'Earth Art, mais ce n'est pas tant le rapport à la terre qui importe que leur aptitude à faire apparaitre des espaces invisibles.
Ils attirent notre attention vers le lieu de provenance des matériaux (terre, sable, pierres, roches...)
Le non-site délimite et définit un terrain dont il est lui-même séparé. Ce que l'on regarde est à la fois un spécimen et une négation du site concerné.
Smithson fait du non-site une trace, un relevé. Il s'agit d'une œuvre conceptuelle qui nous informe sur un lieu et le voyage de l'artiste vers ce lieu. C'est une borne replacée dans le vide de la galerie.
Confronté à un non-site, le spectateur se trouve en marge d'une expérience artistique, une expérience avant tout mentale, dialectique.
Puisqu'un "non-site" est la transplantation d'un site existant dans un contexte artistique, le spectateur se reportera constamment au site d'origine, et tout sera fait pour l'encourager à s'y rendre : cartes et photos situent précisément les provenances.
Cet intérêt pour les sites post-industriels en tant que "non-sites" amena Smithson à pratiquer la récupération, tout en évacuant tout propos écologique, car il était plutôt attiré par des sites pollués ou désaffectés abordés sous l'angle du pittoresque, témoignant de paysages en transition.

Sculptures narratives, les non-sites relient Robert Smithson à Marcel Duchamp, en travaillant à un art "non rétinien", dans une dialectique entre ce qui est vu et non-vu, entre l'espace réel et le non espace de sa représentation.

Extrait du cycle de conférences N.E.W.S. (2013)
© Bertrand Grimault