ART-RITE #5
PRINTEMPS 1974

ART-RITE était un périodique publié par Walter Robinson, Edit DeAk et Joshua Cohn à New York entre 1973 et 1978. Il fut reconnu pour son articulation entre l’underground et le monde de l’art, avec une approche critique incisive et pleine d’humour. ART-RITE naviguait aisément entre différentes communautés, contribuant à promouvoir une génération d’artistes émergents, qui deviendraient la référence de cette époque. Par sa vision éditoriale, au travers de milliers d’entretiens, d’articles, de prises de position et de projets, ART-RITE est une contribution essentielle à l’histoire de l’art à New York et au-delà.

Dans son numéro 5 du printemps 1974, douze femmes artistes étaient invitées à répondre à cette question : «Pensez-vous qu’il existe une sensibilité artistique partagée dans le travail de femmes artistes ? Et comment la décririez-vous ou la rejetteriez-vous ? »

Publiées sous le titre UN-SKIRT THE ISSUE (Désaper la question), ces réponses offrent un point de vue salutaire que certains débats binaires aujourd'hui ont parfois tendance à évacuer.


Laurie Anderson
Maintenant que j’ai écrit, réécrit puis réécrit encore cet énoncé, j’en viens à la conclusion que je ne suis pas en mesure d’analyser les facteurs politiques, sociaux, économiques, culturels, psychanalytiques et sexuels qui portent sur la question de savoir « s’il existe un art de femmes ? ». La seule chose que je peux dire à propos du sexe et de l’art, c’est qu’il y a les hommes, les femmes et l’art. Les hommes et les femmes qui placent l’art en priorité sont des artistes, et les hommes et les femmes qui placent le sexe en premier sont des sexistes.


Judy Chicago
Existe t-il une sensibilité féminine partagée dans le travail de femmes artistes ? Je dois alors demander… de quelles femmes artistes parle t-on ? Et de quelle sensibilité ? Car il y a des femmes artistes qui sont réalistes, surréalistes, impressionnistes, expressionnistes, abstraites, conceptuelles, et tous les autres « istes » que comprend l’histoire de l’art… Je suis sûre qu’elles ont toutes, comme moi, souffert des perceptions stéréotypées de la part des femmes qui les ont entourées… Et je suis sûre qu’elles voulaient, comme moi, défier l’idée de ce que c’est qu’une femme… Mary Cassat et Berthe Morisot et Marie Laurencin ont fait des femmes le sujet de leur art et les ont décrites comme de vraies personnes faisant des choses réelles… et dans le sens où moi ou d’autres femmes artistes ont fait de nos vies de femmes le sujet de notre art, il y a une sensibilité partagée, bien que cette sensibilité soit filtrée par le temps historique, le lieu, et le style… et cependant, le personnel comme sujet importe, et ainsi, elles partagent avec celles qui font et qui ont fait, le désir d’être libres et de faire de ce monde un endroit où les femmes, tout comme les hommes, peuvent donner forme au monde au travers de leur travail.

Abigail Gerd
Je pense avec ma tête, et mon travail est un composé de tout ce que je suis. Je veux sentir que je me définis au travers de mon œuvre. Il n’y a pas de dénominateur commun qui lie le travail d’autres femmes artistes au mien. C’est dommage que des tentatives prématurées soient faites pour tracer des thèmes récurrents dans le travail des femmes comme s’il y avait une vision « féminine ». Moi, en tant que telle, je veux être libre d’utiliser la forme et la couleur pour elles-mêmes et non pas, pour quelque obscure raison biologique, comme métaphores.


Nancy Graves
Non. Le genre n’a rien à voir avec l’art. L’art est fait par les artistes.


Joan Jonas
La dichotomie femme/homme n’existe pas en art. L’art englobe chacun au-delà de toute classification. Un cercle est un cercle, une ligne une ligne. Les images viennent de dedans.


Agnes Martin
La sensibilité féminine est une réponse conditionnée, une réponse apprise. Nous pouvons toutes nous rappeler des suggestions que nous avons acceptées et des exemples que nous avons suivis. Nous avons lutté pour être plus fines, plus délicates, plus sensibles. Nous avons limité nos pensées et nos actions. Le résultat fut une apparence d’insécurité et de vulnérabilité - une dépendance absolue. L’indépendance est le trait le plus essentiel chez un artiste. Le concept d’une sensibilité féminine est notre plus grand fardeau en tant que femmes artistes.


Lee Krasner
En bref, ma réponse à la première question serait NON et je pense en fait que je rejetterai la question parce que pour moi il n’y a pas de différence.


Sylvia Sleigh
J’ai coutume de me méfier de l’idée qu’il y a une différence entre la sensibilité artistique des hommes et des femmes, et je pense que c’est très difficile de les isoler dans une œuvre unique. Cependant, mes relations avec des coopératives de femmes m’ont fait prendre conscience d’un caractère spécifiquement féminin. Les femmes peuvent dévoiler leur rôle social et leurs expériences culturelles dans leur art comme jamais auparavant. Nous nous engageons dans une définition de l’art selon nos propres valeurs. Et, enfin, il est possible de voir un grand nombre d’œuvres de femmes qui impliquent que, s’il existe une sensibilité féminine spécifique, c’est seulement maintenant que nous pouvons commencer à la reconnaître.


Sylvia Stone
Il n’y en a pas. En supposant qu’il y ait une sensibilité artistique féminine qui serait unique, on donne crédit au principe d’une sensibilité masculine unique, à savoir le mythe du machisme. Mon œuvre est MOI - mes forces, mes faiblesses. La libération serait de trouver son identité véritable en dehors des identités estampillées que la société porte sur les hommes autant que sur les femmes. Le caractère unique du soi, et l’impact de l’art sur le temps de chacun est une influence plus importante.

May Wilson
Je ne crois pas qu’il y ait une sensibilité artistique féminine partagée en ce qui concerne le travail de femmes artistes, comme je crois qu’il y a un éventail d’expressions féminines aussi diverses qu’il existe de qualités physiques, intellectuelles et émotionnelles. Parce que dans le passé, on complimentait les femmes artistes comme peignant comme un homme, nombreuses sont celles qui ont essayé de le faire, et cela demandera une autre génération de femmes artistes pour exprimer leur propre et entière sensibilité, pour montrer la profondeur d’expression de la femme en tant qu’artiste.


Hannah Wilke
D’un point de vue historique, je suis d’accord avec l’article de Barbara Rose (Vaginal Iconology, 11 février 1974, New York Magazine) insistant sur l’importance esthétique radicale d’une déclaration féministe qui glorifie le sexe de la femme. Pourtant, comme mouvement artistique, il sera difficile d’établir une nomenclature sans bouleverser violemment nos habitudes victoriennes sur le plan culturel et créatif. Comme les questions sexuelles effrayent encore, et que les complexes de supériorité masculine sont encore féconds, laissant les reines du sexe esseulées… Pourrions-nous trouver un meilleur sobriquet pour mon minou ? Du Cubisme au Pubisme… Hé bien, si je dois devenir la Princesse Pubique d’un nouveau mouvement, j’espère sincèrement qu’il sera reconnu comme incarnant une forme sculpturale innovante, et pas uniquement un sujet d’actualité.
Quand de Kooning a acquis une de mes pièces en latex exposées en 1972 chez Ronald Feldman, il a émis la remarque que jusque là, il n’existait pas de sculpture expressionniste abstraite. C’est important de réaliser que ces voiles vaginaux sont signifiants comme sculpture gestuelle légère constituée de plusieurs couches, ce qui s’oppose radicalement à la sculpture traditionnelle qui est en général solide.
Je dois ajouter que des artistes, hommes et femmes, travaillent dans ce nouveau contexte esthétique, dont Nina Yankowitz, Allen Shields, Barbara Zuckler, Richard Serra, Rosemary Mayer, Robert Morris, Ann Healy entre autres.

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Traduction © Bertrand Grimault