Jeudi 5 décembre à 21h



Cinéma Utopia
5 Place Camille Jullian, Bordeaux

Tarif : 6,50 € ou ticket d'abonnement




MUSEUM HOURS
Écrit et réalisé par Jem Cohen
Autriche-États Unis 2012 1h46 vostf


Compétition Internationale au Festival de Locarno
Compétition Internationale au Festival de Toronto


Avec Mary Margaret O'Hara, Bobby Sommer, Ela Piplits.


On observe depuis quelques années une tendance chez les documentaristes à mobiliser les techniques du cinéma de fiction, où le "réel", dans sa complexité et son opacité, se livre selon des schémas narratifs et des procédés formels.
MUSEUM HOURS appartient à cette famille de films hybrides et difficilement étiquettables, tant son sujet, son écriture, se nourrissent d'une authentique expérience, du vécu de ses protagonistes.
Réalisé en lumière naturelle (16mm pour les extérieurs, vidéo HD pour les intérieurs) par une équipe réduite à l'essentiel, c'est un film qui résulte de concours de circonstances, certaines voulues, d'autres imprévues - en s'échappant du confort offert par le plateau de tournage et en laissant le monde pénétrer le récit, un peu à la manière du bouleversant People I could have been and maybe am de Boris Gerrets que nous avions présenté l'an dernier.


Nous suivons les pas de Anne, canadienne de Montréal débarquant en plein hiver à Vienne au chevet d'une cousine hospitalisée, qu'elle trouve plongée dans le coma. Dans l'attente du pronostic médical, seule et désargentée dans une ville inconnue dont elle ne parle pas la langue, Anne va aller et venir entre l'hôpital et le Kunsthistorisches Museum, refuge où elle vient trouver la compagnie des œuvres d'art.





Là, elle fait la connaissance de Johann, gardien de salle qui, après une vie agitée dans le monde de la musique, a désormais tout le loisir d'observer depuis sa place d'"homme invisible" les visiteurs, les oeuvres et les relations qu'ils entretiennent secrètement. Johann propose à Anne de la guider autant à travers les galeries de peinture que dans ses lieux de prédilection dans la vieille ville de Vienne. Une amitié platonique va au fil des jours lier ces deux êtres d'âge mur et au parcours accidenté. Leurs rencontres vont déclencher une série d'explorations inattendues - des recoins de la ville aux plis de leur propre vie, établissant une conversation avec des oeuvres d'art dont le sujet - la mort, la sexualité, l'histoire, la religion - trouve un écho dans la réalité vécue.


Avec bonheur, Jem Cohen surprend avec son dernier long métrage, où domine le calme feutré des salles d'exposition et l'intimité d'échanges pleins d'esprit et d'humour - lui l'auteur de films très "sonores" (l'impressionnant INSTRUMENT, suivant Fugazi au cours de trois années de tournées et BUILDING A BROKEN MOUSETRAP sur le groupe hollandais The Ex, parallèlement à des documentaires expérimentaux sur New York, des clips pour Patti Smith et une série de reportages sur le mouvement Occupy Wall Street). Ce lien à la musique est entretenu autant dans la conception du film (Patti Smith et Guy Picciotto de Fugazi apparaissent comme "executive producers") qu'au travers des personnalités qui l'animent (le "personnage" de Anne est interprété par la chanteuse canadienne Mary Margaret O’Hara et Johann se réfère au parcours authentique de Bobby Sommer comme producteur et musicien dans le Berlin punk des années 80).


Jem Cohen, photo de tournage.






Un texte de Gilles Fumey, suite à la présentation du film au Festival de Locarno, présenté dans la Compétition Internationale :


"Locarno est un festival où l’on apprend à redécouvrir les lieux. Car tout espace filmé du monde est passé au filtre d’un projet cinématographique qui le révèle. Cette « écriture du mouvement », Jem Cohen l’a mise à l’épreuve d’un lieu confiné où, justement, le mouvement est si rare qu’il redéfinit, pour peu qu’on s’y attarde, la fonction des objets qu’il contient. En posant sa caméra au Kunsthistorisches Museum de Vienne, il revient sur la fonction médiumnique des tableaux aujourd’hui à travers la vie de Johann (un étonnant Bobby Sommer), gardien à l’étage des peintures européennes et, notamment flamandes. Le titre du film conduirait à penser que c’est le temps qui hante Jem Cohen. En fait, Museum hours est bien un film sur l’image.

Est-ce parce que notre époque « dématérialise » les images qu’on en vient à se demander à quoi servent les tableaux conservés pieusement dans ces temples muséaux ? Est-il derrière nous le temps où l’on distrayait les badauds comme le racontait Zola dans L’Assommoir quand le Louvre permit à une noce d’attendre la fin d’une averse ou sommes-nous dans cette même posture aujourd’hui que les images se veulent distrayantes ? Suivra-t-on Johann lorsqu’il raconte le contact entre les visiteurs et les tableaux, notamment ces bandes d’adolescents qui ricanent et grimacent devant les méduses ou les têtes coupées au temps du Caravage ? Les musées servent-ils vraiment à soustraire les toiles aux marchés et leurs opérations spéculatives, comme Johann le prétend ?

Pour répondre à ces questions et mille autres, Jem Cohen introduit dans l’univers confiné et répétitif de Johann, une visiteuse montréalaise, la sublime chanteuse Mary Margaret O’Hara, liant ainsi la vie du gardien à celle de la ville de Vienne qu’ils vont parcourir ensemble comme le couple atypique de Before Sunrise de Richard Linklater. En interrogeant les peintures de Bruegel par les paysages d’hiver hors du musée, les portraits de Rembrandt, les femmes bien en chair de Rubens, les momies et les chats égyptiens à l’annonce d’un décès dans l’intrigue, il replace l’œuvre d’art là où elle est, le temps du film. Dans la vie du plus humble des serviteurs de l’art : le gardien. En devisant sur la modernité de Bruegel, Johann offre à Anne de relire le monde comme une étrangeté et un étonnement dont les tableaux sont l’aboutissement.

On prendrait pour une foucade la dédicace de Jem Cohen au song writer Vic Chesnutt s’il n’était pas là, dans l’écho des chansons d’Anne, cette forme de quatrième dimension restituant le dialogue produit par ces toiles qui se parlent l’une à l’autre dans les musées et hors d’eux avec le monde réel. Il manie aussi un humour discret, cette intelligence ou ces rêveries légèrement déjantées sur les métaux lourds et le capitalisme. Ces instantanés produits par une caméra inspirée qui fouille l’espace et les rend à l’art par la grâce d’un film sont la promesse d’un nouveau bonheur toujours renouvelé à découvrir le monde."




Autres textes sur Museum Hours (en anglais) :
Isabel Stevens (Sight & Sound)
Paul Dallas (The Brooklyn Rail)
Un entretien de Robert Koehler avec Jem Cohen (CinemaScope)