— Quelle est la genèse de ce film ?


Après avoir vécu plusieurs années en ville, dans ce qui peut être considéré comme un centre névralgique, j'ai ressenti le besoin réapprendre à vivre dans des endroits géographiquement moins policés, plus sauvages. Je suis parti vivre en collectivité dans un village des Pyrénées. Or, venant d'une pratique qui s'inscrit dans la tradition du "journal", je filme au quotidien les gens avec qui je vis. Parmi eux, il y avait le pilote et le copilote du film, avec qui j'ai commencé à avoir une relation de plus en plus forte, autant dans la vie qu'avec la caméra. Nous avons le même âge, un rapport au monde similaire qui fait que je me retrouve dans leurs certitudes et leurs doutes. Je les ai suivis une première fois pendant 10 jours dans une de leurs pérégrinations afin qu'on s'habitue à vivre ensemble dans cet espace de vie confiné qu'est une voiture et voir ce que cela pouvait donner. Satisfaits de cette première expérience, nous avons tous les trois décidé de la reproduire sur la durée de l'été suivant, pour essayer de mettre en forme une histoire.




— LA BUISSONNIÈRE se rattache à un genre balisé du cinéma, le road trip, et pourtant – comme son titre l’indique – on évite les grands axes et les sentiers battus. Plus que la route, c’est la marge qui vous attire. Une approche beatnik ?


Peut-être beatnik dans le sens littéraire du terme. Ce qui me fascine chez Burroughs (comme chez Céline d'ailleurs dont il était un grand admirateur), c'est sa capacité de partir de son vécu pour le tirer vers la fiction, le symbolique. Il n'y a plus vraiment de frontière entre le monde extérieur (les faits réels), et l'expérience intérieure (l'imaginaire). Et c'est cette limite que travaillent le pilote et le copilote du film au quotidien; ce qui est bien plus facile à faire sur des chemins peu fréquentés, sauvages, parfois à l'abandon mais chargés de l'Histoire. Ce sont des voies qui restent à défricher de la même manière qu'ils déchiffrent leur espace mental. Mais je ne peux pas limiter ma démarche ainsi que le mode de vie des deux personnages à la seule approche beatnik ; elle témoigne surtout d'un mouvement « hardcore » qui a existé tour à tour chez les hippies, le punk, les free parties... Soit toutes les philosophies des 50 dernières années qui, avant d'être récupérées, ont été des espaces de liberté pour un noyau dur d'explorateurs qui essaient de réinventer un mode de vie au jour le jour.




— La caméra est portée à bout de bras, embarquée dans tous les sens du terme, tandis que vous emboitez le pas de vos deux personnages, votre geste de filmer épousant le leur, au fil des kilomètres. Quelle place votre familiarité avec eux a-t-elle joué dans l’écriture du film, avant et pendant le tournage ?


Je ne peux pas vraiment parler de période d'écriture ou de tournage puisque comme je filme au quotidien, il n'y a pas de séparation entre la vie et l'acte de filmer. Malgré tout, notre proximité a fait que nous choisissions ensemble l'itinéraire du voyage et donc la trajectoire du film, même si il n'y avait pas de plan préétabli. Bien sûr, cette familiarité fait que ce moment de tournage était une expérience vécue à trois très forte, je n'étais pas extérieur à eux, chose qui n'aurait pas été possible par exemple si j'avais choisi de tourner avec un ingénieur du son. De plus, je filme avec un appareil photo très léger ce qui me permet d'essayer de coller au plus près de leurs gestes, d'où peut-être la sensation que la caméra est proche d'eux.




— Vous tournez seul, dans des conditions qu’on imagine précaires, et pourtant, de là, se déploie une image qui cherche, qui surprend, qui essaie, avec virtuosité et même une certaine voracité - comme si l’acte de filmer lui-même participait de cette fuite en avant ?


La précarité, contrairement à ce que la pensée commune laisse entendre aujourd'hui, est porteuse de qualité. Elle induit cette légèreté qui permet de tenter, de se perdre, de s'oublier. Elle est fondatrice de l'art de vivre que cherchent à développer le pilote et le copilote; un art de vivre qui se focalise sur l'appréciation du moment présent, que ce soit dans le geste le plus trivial ou la situation la plus fantasque. J'essaie à ma façon (c'est-à-dire avec une caméra) de les accompagner à saisir la quintessence de l'instant. Pour arriver à cela, j'ai essayé d'adopter un dispositif qui soit le plus possible en adéquation avec leur manière de vivre. Alors que beaucoup de gens qui choisissent de "faire la route" sont en camions, eux décident de se contenter d'une voiture, ce qui n'est pas négligeable. On dort dehors, on fait la cuisine dehors et non pas dans le véhicule, du coup on est encore plus proche de l'environnement. Et cette distinction entre voiture et camion rejoint une certaine conception du cinéma développée par les gens de Stank Films qui coproduisent le film, pour qui il n'y a pas de distinction entre fiction et documentaire mais plutôt des films faits avec camion ou sans camion, et la lourdeur ou légèreté matérielle qui en découle face au réel.




— Ce geste, de liberté, de recherche, comment s’est-il poursuivi au montage ?


J'ai d'abord monté seul, en essayant de rester dans la sensation du tournage. Puis, il y a un moment pendant le montage où à force de voir et de revoir les rushes ceux-ci deviennent autonomes. On oublie qu'ils ont été prélevés dans quelque chose qui s'est réellement passé. On ne voit plus que de la matière qui commence à avoir sa vie propre. On essaie d'être attentif à ça pour en extirper la substance fictionnelle et d'en rendre compte à travers une narration qui n'occulte pas les digressions ou les incohérences que contient le réel. Et j'espère que c'est à partir de ces trous narratifs que les personnes filmées deviennent encore plus que des personnages des modèles, les situations des motifs ou encore mieux des symboles. Mais je n'avais pas la distance nécessaire pour faire tout ce travail seul, pour dégager une structure qui se détache de ce que j'avais vécu afin de donner au film un espace-temps qui lui est propre. Tout ce travail a été fait à deux avec Julie à qui je laisse la parole.


Julie : Le montage est venu faire une lecture, un agencement nouveau de ce qui pour moi pouvait être le trajet géographique et mental du pilote et du copilote. La structure est née de cet équilibre qu'ils essaient d'avoir entre un vivre au présent très fort et leur permanente remise en questions de la vie passée et future. Leurs interrogations devaient à la fois encadrer le film (théoriquement au début et à la fin) et jaillir n'importe quand comme des bulles qui explosent dans leur tête en mouvement. C'est pourquoi il y a à la fois une structure classique qui encadre le film (on commence dans la montagne, on en descend pour y remonter à la fin) et des éclatements permanents à l’intérieur de celle-ci.




— Vous annoncez que LA BUISSONNIÈRE fait partie d’un projet plus vaste.
Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?



C'est l'épopée d'un collectif, La France Entière, parti à la recherche de ceux qui pourraient être les figures de la nouvelle ère. Le pilote et le copilote en font partie. Mais on a aussi rencontré des bâtisseurs, des dissidents, des impératrices ou encore des prêtresses et des prophètes.


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Entretien avec Jean-Baptiste Alazard paru dans le Journal Daily_FID du 03 juillet 2013.
Propos recueillis par Céline Guénot